Analyse

Anthropomorphisme

Faut-il continuer l’anathème ?

Mâle alpha par ci, mâle alpha par là

Quand je me trouvais en présence d’une personne agressive, désagréable et qui passait ses nerfs sur des moins puissants que lui, je pensais dans ma tête aux documentaires animaliers.
Je pensais à ce gorille à poils dressés qui faisait de la place autour de lui comme s’il formait un cercle impénétrable. Et le reste de la troupe s’éloignait de lui en faisant semblant d’être occupé ailleurs.
Et j’avais une question dans ma tête : comment peut-il penser que les gens auraient envie de travailler pour lui ? Comment peut-il penser que les gens auraient vraiment envie de lui donner le meilleur d’eux-mêmes ?

Mais à l’époque, j’étais bien naïf. Beaucoup plus qu’aujourd’hui, j’aime croire.
En plus, à l’époque je n’étais responsable que d’une petite équipe, alors qu’est-ce-que j’en savais ? C’est peut-être comme ça que les choses doivent se faire.

Mais ce n’était pas comme ça que je faisais et mon équipe se démenait pour atteindre les objectifs.
En cas de problème, il me suffisait parfois d’un regard pour que la situation revienne à la normale. Je n’avais pas besoin de montrer mes dents.
Mais, pour être équitable, mon équipe était petite et facile à diriger. Peut-être que si j’avais les responsabilités de cette autre personne puissante, je devrais faire comme elle.

Puis le concept du mâle alpha est introduit dans l’inconscient collectif et est devenu une étiquette que certains collaient à des personnes puissantes dans l’organisation qui montraient souvent leurs canines.

J’ai avancé dans ma carrière et j’ai remarqué un autre phénomène. J’ai remarqué que ces mêmes personnes, qui montraient leurs dents à des moins puissants qu’eux, épouillaient les plus puissants qu’eux.
Plus récemment, j’ai entendu l’idiome « kiss up, kick down ». Et voilà que j’ai construit dans mon cerveau une définition et une croyance :
Pour avancer dans sa carrière à la vitesse que certains avancent, il faut taper sur les plus faibles et caresser les plus forts et le tour est joué.

Mais j’étais loin du compte, car…

Dr. Frans de Waal revient sur le concept du mâle alpha

Dr. Frans de Waal a popularisé le concept de mâle alpha dans son livre Chimpanzee Politics. Primatologue de renommée mondiale, il a emprunté ce concept d’études antérieures sur les loups et l’a adapté aux chimpanzés.

Selon de Waal, le mâle alpha est simplement le mâle du plus haut rang dans une troupe. Cette attribution ne prédit pas d’avance le comportement de cet alpha.

Il dit, qu’il y a des mâles alpha qui ont des qualités de leaders et d’autres qui ont des qualités d’autocrates (il utilise le terme « bully »). Et selon les études de de Waal, c’est ceux qui ont des qualités de leadership qui sont respectés et qui propagent la paix dans la troupe. A l’inverse, les autocrates sont des brutes et diffusent un sentiment d’insécurité dans le groupe.

Oups, j’ai tout faux dans mon cerveau, il faut que je revoie mon raisonnement et que j’ajuste mes croyances.

Donc, « mâle alpha » est une position seulement. Ça ne prédit pas le comportement. Pour être précis, il faut un adjectif complémentaire pour décrire la politique que ce dernier suit.
Et puis, il n’y a qu’un seul mâle alpha. Donc tous les autres sont des bêta. Tous les autres dans un groupe sont des soupirants alpha, ils ne sont pas des alpha.
En plus, de Waal insiste sur le fait que l’alpha peut aussi être une femelle comme dans le cas des bonobos.

Donc, c’est indépendant du sexe et du comportement. Point final.

Je ne prétends pas changer l’avis d’un grand groupe de personnes, je précise simplement mon vocabulaire pour clarifier mon raisonnement.

Donc, puisque c’est indépendant du genre, je dois utiliser « alpha » à la place de « mâle alpha ». Le point final arrête simplement l’attribution de cette étiquette à la seule personne en haut de la hiérarchie.
Pour aller plus loin, il faut plutôt parler de comportement de l’individu indépendamment de sa position.

En plus, un bêta dans un environnement peut devenir un alpha dans un autre environnement. Par exemple, un manager d’une petite équipe dans une entreprise peut aussi être le coach d’une équipe sportive ; sur son terrain, il devient alpha.
Le contexte n’est pas aussi diversifié chez les primates non-humains que chez les primates humains. Nous commençons ainsi à toucher aux limites de l’anthropomorphisme.

Chez les animaux non-humains, 10% de l’énergie du corps alimente le cerveau, mais dans le cas des animaux humains c’est 25%. Il faut bien que cette énergie supplémentaire serve à quelque chose. Eh bien, dans le cas des animaux humains la diversité des contextes est prédominante et il faut bien cette énergie pour survivre ces différents contextes.

Alors, Dr. Frans de Waal va plus loin…

et liste les qualités de leadership qui assurent la longévité des alpha

Dans son TED talk, Frans de Waal nous raconte les histoires de chimpanzés et fait le parallèle avec les comportements de certains politiciens.

Il raconte le comportement d’un alpha avec les plus jeunes et dresse le parallèle avec les politiciens qui portent à bout de bras les enfants quand ils sont en tournée électorale.
Il parle de construction de coalition et montre la synchronisation des gestes de deux chimpanzés qui démontrent leur alliance au reste du groupe.
Et ainsi il dresse le tableau de différents comportements et démontre que pour rester en position alpha le plus longtemps possible, l’alpha doit construire des alliances, doit épouiller les autres, doit être généreux, doit arbitrer sans favoritisme, etc…

Mais voilà, les bêta dans les entreprises ne restent pas longtemps en position, ils sont là pour une période et doivent changer souvent de positions puisque c’est devenu la règle (c’est le cas dans les grands groupes, je ne pense pas que c’est le cas dans les PME).
Est-ce-que ces bêta perdent la motivation de s’occuper de leur équipe pour se concentrer sur les objectifs chiffrés ?

Même si les bêta perdent la motivation de s’occuper de leur équipe, il reste quand même un fait important. Il reste la capacité d’un bêta d’attirer des candidats.
Ce critère d’évaluation commence à prendre de l’importance. Pas quand on cherche une personne peu qualifiée, mais quand on veut attirer par exemple un/une jeune informaticien(ne).
Aujourd’hui, certaines entreprises donnent un bonus à un employé quand il attire un candidat dans l’entreprise. Est-ce-que les choses changent ?
Peut-être…

Mis à part le fait que ça devient cher pour l’entreprise de promouvoir des despotes qui en général harcèlent psychologiquement si ce n’est pas sexuellement leurs subordonné(e)s et impactent ainsi les finances et la réputation de l’entreprise (cas de UBER avec son ancien alpha déchu), la tâche des équipes de ressources humaines devient de plus en plus compliquée. Leurs responsabilités premières étant la survie de l’entreprise, ils sont souvent dans des situations paradoxales d’arbitrage.
Un bêta despote qui est promu est un très mauvais signal surtout pour les équipes internes. Et de l’autre côté, comment voulez-vous qu’un membre de l’équipe conseille des personnes dans son entourage de rejoindre l’entreprise si son expérience est mauvaise ?
Aujourd’hui il préférera quitter lui-même car les offres commencent à se multiplier dans sa boite aux lettres.
Où est vraiment l’intérêt de l’entreprise ? Les cartes se brouillent. Non ?

Les cartes sont plus simples du côté des chimpanzés. Dans son passage sur la scène de TED, de Waal raconte l’histoire du vieux chimpanzé déchu que les scientifiques ont isolé pour le protéger. Les scientifiques ont quand même noté que d’autres membres du groupe venaient lui rendre visite pour lui apporter du réconfort. De l’autre côté, il cite le cas d’alpha despotes qui ont été détrônés, parce qu’un jour ou l’autre ils le seront. Eh bien, il précise qu’ils n’ont pas survécu.

C’est plus clair du côté des primates non-humains. Le comportement empathique assure un retour bien longtemps après le départ de l’animal de son rang. Cet alpha déchu est encore capable d’attirer des attentions. Alors que le despote, eh bien, il n’est plus là pour vérifier si certains reviennent vers lui, et c’est probablement la preuve.

Attirer de bons candidats est une bonne mesure de la productivité d’un dirigeant. Il suffit aujourd’hui de voir le comportement de l’alpha politique du monde pour s’en rendre compte. Il n’est entouré que de bêta qui sont là pour leurs propres intérêts ; il n’attire pas les bons candidats pour lui permettre d’atteindre ses objectifs. En plus, il suffit qu’il change d’avis et la liste des collaborateurs remerciés s’allonge. Et maintenant que ses derniers sont dans une autre troupe leur parole est libérée.

Alors, oui, le cas des chimpanzés est simple et réduit à un environnement de survie et de procréation.
Et oui, les contextes se multiplient pour les humains.
Mais, est-ce que vous pensez vraiment que les primates humains ne peuvent rien apprendre des primates non-humains ?
Est-ce qu’il est encore nécessaire de continuer l’anathème sur l’anthropomorphisme ?

A mon avis

En premier, dans le nouveau monde des entreprises qui se positionnent de plus en plus sur le thème de la diversité, il me semble bizarre de continuer à simplifier des concepts comme celui de « mâle alpha » en gommant toutes les particularités de la diversité des situations et des combinaisons possibles.
C’est contradictoire et facile à repérer surtout par les personnes dans l’entreprise. N’oubliez pas que les lanceurs d’alertes commencent à être appréciés et protégés, quand ce n’est pas un concurrent qui plante un pion pour nuire à l’entreprise ou un hacker qui fait son shopping…

Et en ce qui concerne l’anthropomorphisme, je préfère inverser la question.
Comme les animaux humains sont parmi les plus récents sur l’arbre généalogique, je préfère dire que c’est l’animal humain qui se comporte comme les animaux non-humains selon le contexte.
C’est déjà un début et c’est bien là que le concept d’anthropomorphisme change.
Au lieu de l’ancien regard égocentrique de l’humain, les scientifiques commencent à mesurer combien l’animal humain ressemble à l’animal non-humain.

Or, il n’est déjà pas évident de lire dans les pensées des animaux humains. Si on voit un visage qui rougit, on peut penser que c’est de la colère comme on peut penser que c’est de la honte.
Lire dans les pensées est une activité naturelle chez les humains, mais il faut bien l’avouer que ce n’est qu’une spéculation et que nous devons pousser plus loin nos recherches pour valider notre intuition ou la réfuter.

Et c’est encore moins évident de lire dans les pensées des animaux non-humains, mais c’est bien là que les choses changent. Il ne suffit plus de se baser sur un comportement externe pour tirer des conclusions, il faut suppléer ses constatations par d’autres indices.
Aujourd’hui les scientifiques disposent de plusieurs outils pour avancer leurs théories. Il est par exemple possible de faire des analyses génétiques dans les matières fécales pour identifier les liens de parentés dans une troupe. Il est aussi possible de faire des analyses hormonales dans ses mêmes matières pour relever le niveau de glucocorticoïdes pour identifier le niveau de stress chez un individu.
Alors, je prends mes précautions et j’anthropomorphise avec des réserves.

Et pour finir, je suis sûr que je suis sujet, entre autres, au biais de confirmation.
Donc, il est plus que probable que mon cerveau identifie plus facilement certains sujets que d’autres et il est probable que d’autres scientifiques pensent l’inverse mais que mon cerveau limité n’a pas encore repéré.
Mais, il y a un point essentiel, je vais éviter les livres de management qui racontent des conneries et remonter à l’origine de l’information chez les chercheurs et leurs articles scientifiques. Et si je tombe sur l’inverse, je reviendrai mettre à jour cet article.

J’avoue que je n’ai pas encore poussé mes recherches dans ce domaine assez loin alors je vous invite à vous faire votre propre avis.

Et pour finir

Anthropomorphisme, faut-il continuer l’anathème ?

En tout cas, Frans de Waal nous intime d’arrêter de faire l’amalgame entre le concept d’alpha et le concept de despotes. C’est insultant pour les chimpanzés!

Ressources correspondantes

Personnes associées